Vous avez signé un super contrat. La visibilité est bonne, la marge aussi, le projet peut commencer… les difficultés aussi. Jusqu’ici, rien que de très normal. Sauf que là, les difficultés, c’est le client. Il est pénible, demande des informations, beaucoup d’informations, trop d’informations. Trop de questions, trop de commentaires. Aux premières difficultés techniques, il s’installe chez vous.
C’est gave une difficulté technique ?
Soyons clair. Si c’était facile techniquement, il le ferait lui-même, non ?
Ok, c’est un peu extrême comme remarque. Mais réfléchissons-y un peu. Un client qui passe une commande à un fournisseur lui demande soit du standard, soit du sur-mesure. Je mets évidemment l’adaptation du standard dans le sur-mesure, puisque ce n’est plus du standard.
Dans le cas de sur-mesure, il y a une phase de conception où l’on va définir ce qui sera ensuite réalisé. Et les difficultés techniques sont assez classiques dans cette phase. Non pas que le fournisseur ne connaisse pas bien son métier, mais il innove par rapport à ce qu’il fait habituellement.
Déjà là, ça peut déraper. J’ai vu des clients demander des détails techniques qui ne sont normalement pas remis à un client, et qui ne sont pas prévus au contrat. J’ai vu des clients remettre en cause les choix techniques de fournisseurs, alors même que les « sachants » – comme on les appelle – sont chez ce fournisseur. Cela est parfois fait avec doigté: une explication du pourquoi de tel choix technique, une note comparative pour justifier un choix plutôt qu’un autre, des notes de calcul dans tous les sens. Et parfois, c’est moins subtile…
Certains clients disposent de « sachants » et d’experts de leurs côtés. Là, c’est expert contre expert. Pas facile.
Le client dépêche alors son personnel chez vous. Réunions, visites, contrôles, reporting… vos équipes sont tellement sollicitées qu’elles n’arrivent plus à analyser, penser, dessiner, concevoir, livrer.
L’industrialisation, pas épargnée
Tout continue ensuite en phase d’industrialisation dans le cas d’un produit manufacturé.
Là encore, j’ai vu des clients mettre en doute les choix et arbitrages faits par un fournisseur: méthode de fabrication d’un moule, choix de solution de montage, procédure de métrologie, …
Soyons honnêtes, parfois c’est bien, judicieux, à propos, et tout le monde avance pour le bien du projet. Mais ce n’est pas toujours le cas.
On se retrouve donc avec des débats d’experts sans fin, avec des comités de pilotage pollués par des sujets techniques, avec des relations avec sa propre chaîne de sous-traitance qui se durcissent, avec des directeurs en visio-conférence toute la journée pour parler du sujet, rassurer les équipes, trouver une solution. Ramené au taux horaire, ça fait cher.
Et la production dans tout ça ?
La production n’est pas épargnée. Au moindre accroc, le client déboule pour faire des analyses: QRQC, 8D, 5 pourquoi…. tout y passe ! Le résultat n’est pas satisfaisant, pas assez approfondi, à refaire. Les équipes explosent.
De l’ingérence ?
Sous couvert d’aider son fournisseur, d’avancer, j’ai vu des clients débarquer en force, déployer 2, 3, 4 de leurs ingénieurs, qualiticiens, ou autres pour « aider » le fournisseur. Nous pourrions parler d’ingérence, mais le terme est parfois fort et inadapté. Une demande de justifications technique est-elle un signe d’ingérence ? Probablement pas.
Des cas fictifs ?
Ces situations ne sont pas fictives. Au cours de ma carrière, en tant que chef de projet, côté client comme côté fournisseur, puis consultant, j’ai vu beaucoup de choses, même si j’avoue être encore étonné par certaines pratiques. L’imagination de certains n’a pas de borne.
J’ai vu un client envoyer une équipe plusieurs semaines chez son fournisseur, pour simplement occuper ses équipes et les facturer au fournisseur alors que ses propres activités étaient en berne. C’est soit ça, soit avoir des collaborateurs qui se tournent les pouces au bureau.
J’ai vu un client demander des justifications techniques et les discuter alors même que le fournisseur appliquait la norme en vigueur.
J’ai vu des clients bloquer des livraisons parce que son expert technique n’était pas convaincu par la cinquième version de l’explication du fournisseur qui avait pourtant intégré les phrases demandées par l’expert.
Vous avez, vous aussi, probablement beaucoup d’exemples similaires à citer.
L’article 1104 à la rescousse
En tant que fournisseur, on se sent souvent piégé. C’est là que l’article 1104 du Code Civil peut aide. Il est l’exemple même du principe de « less is more » tant son énoncé est court mais a de grandes implications.
Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cette disposition est d’ordre public.
Article 1104 du Code Civil
Déjà, impossible de déroger à cet article. Qu’il ne soit pas mentionné dans le contrat n’a pas d’importante, il doit être appliqué.
Ensuite, c’est la notion de bonne foi qui nous intéresse, car elle a beaucoup de conséquences, notamment celle, de bon sens en réalité, qui est que chaque partie doit faciliter l’exécution des obligations de l’autre partie, et s’abstenir de rendre plus difficile l’exécution des obligations de l’autre partie.
Dit autrement, en demandant plus de détails que nécessaire, en remettant en cause vos choix techniques de manière répétée – presque abusive -, en empêchant vos équipes de travailler par des réunions et reportings supplémentaires, votre client rend plus difficile d’exécution de vos obligations, c’est-à-dire la réalisation de plans, la livraison de pièces,…
Que faire ?
Dès lors, que faire ? Envoyer un courrier d’avocat mentionnant l’article 1104 ? Probablement non. En tout cas pas tout de suite.
Dans le cadre de débats techniques, les différentes personnes ne sont en général pas au courant de cet article. Je croise même beaucoup de dirigeants qui ne la connaissent pas et ne la trouvent pas applicables.
Lors d’une mission sur une réclamation, je notais que le client mettait des bâtons dans les roues de l’entreprise (mon client). C’est un directeur juridique qui m’a fait découvrir cet aspect du droit.
La relation était déjà bien dégradée, donc nous l’avons utilisé dans un courrier de réclamation, mais je conseille en général de commencer en douceur, et de l’évoquer de manière subtile, en « off » c’est-à-dire verbalement en face-à-face (pour éviter les oreilles indiscrètes lors d’un appel téléphonique ou les enregistrements des agents IA en visio). Ce peut être le chef de projet du fournisseur avec l’acheteur du client, ou bien les directeurs entre eux en marge d’une réunion. Ne pas non plus citer l’article de loi. Et insister sur les conséquences, les difficultés que celàengendre.
Par exemple en disant une phrase qui pourrait resembler à celle-là:
« Nous sommes dans une situation très délicate. Toutes vos demandes nous empêchent d’avancer sur notre prestation et notre fourniture, à tel point que mes équipes sont épuisées. Si la situation perdure, nous ne pourrons plus garantir de délai de livraison »
Bien sûr l’autre va vous menacer avec les pénalités de retard. Mais reconnaissons que, lorsque nous sommes dans une telle situation, les pénalités de retard sont déjà applicables, non ?
Et puis, qu’arrivera-t-il si le client applique les pénalités ? Est-ce que cela vous fera aller plus vite ? Certainement pas.
Mais vous venez de mettre ce sujet dans l’esprit de l’autre. Cela va mûrir dans ses réflexion. La fois suivante, vous pourrez le dire officiellement en réunion.
Puis, l’intégrer dans un courrier.
Ensuite faire un courrier dédié à ce sujet.
Et ainsi de suite.
Bien sûr, pensez à prendre avis auprès de votre avocat ou juriste pour les énoncés précis à utiliser.
Et à l’international ?
A l’international, c’est la même chose. Un principe de base est la bonne foi, régulièrement citée dans les contrats (la fameuse « good faith »), rarement définie. Le raisonnement s’applique bien souvent quel que soit le droit applicable. Encore une fois, prenez avis de votre expert du droit préféré.
La prochaine fois que votre client vous pose une question, demandez-vous si c’est « en toute bonne foi » !
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