Responsabilités des retards d’exécution: L’indispensable réhabilitation du Planning
5 février 2021

Responsabilités des retards d’exécution: L’indispensable réhabilitation du Planning


Par Frédéric Berjot Le Breton

D’expérience, les retards d’exécution constituent le principal sujet des réclamations de projet, aussi bien dans le BTP que dans l’Industrie. Paradoxalement, la gestion des plannings reste très souvent l’enfant pauvre du Project Management. Pourtant, la planification est non seulement essentielle à la réalisation d’un projet dans les temps, mais elle est aussi cruciale pour établir la responsabilité de ses éventuels retards. A la clef, pénalités contractuelles ou réclamations pour extension de délais, les enjeux opérationnels et financiers sont rarement indolores.

Mon propos n’est pas d’enfoncer une porte ouverte en rappelant que la planification est l’un des piliers de la gestion de projet. En effet, tout le monde comprend qu’une opération impliquant plusieurs activités en interface nécessite une bonne coordination. Et plus cette coordination est anticipée, plus elle est efficace. Tel est le b.a.-ba de la planification.

A titre d’exemple, on ne se lassera pas du truculent Malocoxis dans « Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre », visitant le chantier de sa future maison et constatant avec dépit que le carreleur termine la mosaïque au sol alors que les évacuations d’eau n’ont toujours pas été posées. Outre la comparaison peu amène entre les architectes et les « réparateurs de chars » (sic.), on retiendra surtout que défaut de planification rime avec désorganisation, et qu’il cause inévitablement de gros retards de réalisation.

De manière moins intuitive, le planning est tout aussi crucial en cours ou en fin de projet, lorsqu’il s’agit d’attribuer la responsabilité des retards d’exécution. Car l’enjeu est de taille, se résumant parfois à une simple alternative : l’entrepreneur est-il responsable des retards, auquel cas les pénalités de retards seraient applicables ? Ou au contraire l’origine des retards est-elle imputable au Maître d’ouvrage et/ou à son Maître d’œuvre, auquel cas l’Entreprise pourrait réclamer les surcoûts induits par une mobilisation plus longue sur site ?

Tel est le cas d’école, pour ainsi dire binaire. Mais on peut compliquer le problème à loisir : que se passe-t-il si un Client demande une modification en cours de chantier alors que l’Entrepreneur est déjà très en retard ? Cela annule-t-il les retards du passé ? Ou encore, comment traiter le délai d’un chantier qui était en retard au début de la crise sanitaire de 2020 ? L’argument COVID efface-t-il le passé, et remet-il les compteurs à zéro (si tant est qu’on sache ensuite fixer de nouveaux délais) ? Évidemment non, mais encore faut-il savoir comment répartir les responsabilités contractuelles et leurs conséquences, et conserver la mémoire du projet.

Ce genre de spéculations est certes moins visible qu’un bac de douche installé avant d’avoir posé son évacuation, mais ses enjeux contractuels et financiers sont tout aussi importants, voire bien plus. Car à la fin de la partie et faute d’éléments opposables, les différents acteurs chercheront logiquement à défendre leurs intérêts financiers ; l’Entrepreneur plaidant pour l’inapplicabilité des pénalités de retard et le dédommagement de son immobilisation, et le Maître de l’Ouvrage son exact opposé.

Ainsi présentée, la problématique de la responsabilité des retards parait plus évidente, et du fait de ses enjeux pécuniaires l’on s’attendrait à trouver dans de telles situations des éléments permettant d’établir sans discussion leur juste répartition. Las ! Les surprises ne font que commencer, car rares sont les projets qui offrent une telle clarté, à moins d’avoir été spécifiquement prévue et maintenue dès le démarrage du projet…

Vous avez dit « forensique » ?

Les contrats prévoient peu souvent les spécifications du planning que l’Entrepreneur doit élaborer et communiquer au fil de l’eau. Et quand le format et les modalités de mise à jour sont contractuellement prévues, leur non-respect par l’Entrepreneur est rarement sanctionné. Pour quelle raison ? Tout simplement car peu sont ceux qui réalisent à quel point ces manquements sont préjudiciables pour l’analyse a posteriori des responsabilités des retards. De facto, le planning reste pour la très grande majorité un outil purement opérationnel et prospectif, et son format compte peu, du moment qu’il existe.

Mais quand est-il de la dimension « forensique » du planning, à savoir de son approche analytique dans une perspective judiciaire ? Encore peu répandue devant les juridictions françaises, cette pratique a pourtant fait ses preuves dans le contexte des arbitrages internationaux, portée par le développement des méthodologies anglo-saxonnes[1]. Dans cet exercice, on mesure l’importance du format du planning projet et de ses mises à jour. Car sans ces enregistrements rigoureux et réguliers, l’expert sera contraint de reconstituer les plannings sur la base d’éléments plus ou moins précis, augmentant d’autant les risques de biais dans son analyse.

Définir les exigences de reporting 

Quelle est donc la situation idéale, que tout analyste voudrait pouvoir trouver lorsqu’il doit se pencher sur les retards d’un projet ? En premier lieu, un planning initial dument notifié, suffisamment détaillé et avec les tâches liées, permettant d’identifier le « chemin critique » du projet[2], et le cas échéant accompagné des hypothèses sous-jacentes. En second lieu, des mises à jour du même planning, idéalement accompagnées d’un narratif et envoyées régulièrement (par exemple tous les mois) à la Maîtrise d’œuvre, afin qu’elle les vise et les commente. Il est par ailleurs important que les mises à jour successives ne s’éloignent pas trop de la structure initiale du planning, faute de quoi les comparaisons entre révisions pourraient s’avérer faussées.

Dans ces conditions, le planning projet et ses mises à jour échangées avec le Donneur d’ordres deviennent un précieux reportage factuel de l’évolution du chantier, de ses difficultés et des hypothèses et options disponibles à chaque nouvel évènement. Il permet une analyse plus fine des causes et conséquences des retards, et d’acter leurs conséquences contractuelles aux différents stades du chantier.

Cependant, les acteurs des projets conviendront qu’un tel état documentaire est un rêve qui ne se vérifie que rarement. En dehors de toute contrainte, l’Entrepreneur pensera que la transparence pourrait le desservir et préférera fournir des mises à jour partielles ou orientées ; quant à la Maîtrise d’Ouvrage, faute d’en apprécier les enjeux à terme, elle s’entourera rarement des compétences planning nécessaires, pour ne se concentrer que sur la date de réception du chantier. 

Gageons toutefois qu’avec le développement des analyses forensiques, y compris devant les différentes juridictions, les Maîtrises d’Ouvrage et Maîtrises d’œuvres seront dorénavant plus exigeantes sur ces attendus. Quant aux Entrepreneurs, ils comprendront que le défaut de transparence n’est pas nécessairement la bonne stratégie, voire même parfois l’opposé !

Vers plus de transparence entre les Parties

Mais il reste encore beaucoup de travail pour atteindre cette situation idéale, permettant de mieux analyser les responsabilités des retards sans donner l’impression qu’elle relève d’une expertise ésotérique, compréhensible par quelques happy few. Et dans ce chantier les juristes doivent aussi apporter leur contribution, car le droit et la jurisprudence sont encore très pauvres dans cette matière, voire silencieux quand il s’agit de trancher certaines situations, comme par exemple les « retards concomitants » ou encore la « propriété des marges disponibles ».

Pour tendre vers notre monde idéal, les contrats devraient donc mieux anticiper la problématique de la planification dans toutes ses dimensions, opérationnelle et forensique. Et de rappeler les bonnes pratiques, à l’instar du Protocole SCL[3], comme par exemple le fait que les demandes d’extension de délais devraient être faites et instruites au plus près des évènements, et non repoussés en fin de projet. Car toutes les Parties ont à gagner lorsqu’il s’agit de faciliter le traitement au fil de l’eau des différends survenant sur les chantiers.

Dit autrement, redonner à la planification ses lettres de noblesse permettra de réduire les incertitudes induites par les inévitables aléas de projets, tant d’un point de vue opérationnel que contractuel et financier, et ce, dans l’intérêt de tous. A ce titre, la transparence permet de maintenir la coopération entre les parties prenantes.

Frédéric Berjot Le Breton est le fondateur de KARBET CONSULTING. Il est Médiateur près la Cour d’Appel de Paris et du CMAP, et intervient comme Expert de Parties (Retard & Quantum) dans des arbitrages, procédures judiciaires et recours amiables. Frédéric a co-fondé le Journal du Contract Management et est membre du comité éditorial.


[1] Mentionnons principalement les méthodes proposées par la britannique SCL (Society of Construction Law), et l’américaine AACEI (Association for the Advancement of Cost Engineering – International).

[2] « Chemin critique » : séquence de tâche ne disposant d’aucune marge dans le projet, équivalent à son délai de réalisation incompressible.

[3] Protocole Retard et Perturbation de la Society of Construction Law, 2nde édition Février 2017 (traduction française de Septembre 2018).

  • Jean-Charles Savornin
    Jean-Charles Savornin

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